SYMBIOSE ET BIOSOPHIE :
Pour une approche symbiosophique de la nature

par Wolfgang Wackernagel

 

 

 

Au commencement des années 1990, je me suis demandé s'il existait un terme permettant de recouper, de manière positive, les préoccupations écologiques et humaines de notre temps. Il devait en effet être possible d'énoncer, en une sorte de dénominateur commun, les aspirations, les idéaux, voire, il faut bien le dire, l'utopie de notre époque - face à de bien dures réalités. C'est-à-dire: face à l'écho grandissant des controverses sur la gestion et la sauvegarde des ressources naturelles et des richesses environnementales de notre planète (cf. la conférence de Rio); mais aussi, face à l'occurrence de l'une de ces catastrophes écologiques et humaines, qui semblait inimaginable dans l'environnement actuel de notre Europe, à savoir, le retour de la guerre à l'intérieur même des frontières géographiques de celle-ci. Après quelque temps, l'idée de symbiosophie (ou "sagesse du vivre ensemble") m'est venue telle une douce euphorie: une fantaisie poétique,qui me semblait à la fois irréalisable et cependant féconde pour l'imagination - en convenant qu'un brin d'utopie est nécessaire à la recherche de nouvelles solutions.

Au cours de cet exposé, je vais donc tenter d'expliciter quelques aspects de ce terme, dans l'espoir de communiquer mon enthousiasme pour cette nouvelle manière de dire, de célébrer et de vivre cette bonne vieille et joyeuse "convivance" - c'est-à-dire, l'une des expressions les plus heureuses de l'humaine nature. Pour ce faire, j'ai choisi de me servir d'une image: la "chaîne dorée des être", permettant d'illustrer le concept de symbiosophie. Les trois maillons qui constituent ce dernier formant à leur tour deux sous-concepts (symbiose et biosophie), on évoquera la genèse de ces éléments, avant de conclure en tentant d'esquisser une interprétation personnelle.

 

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1. L'IMAGE

Au huitième chapitre de l'Iliade, Zeus évoque sa toute-puissance en défiant toutes les déesses et tous les dieux de le tirer du ciel jusqu'au sol, à l'aide d'une corde, ou d'une chaîne dorée (seirè chruseiè). Leurs efforts seraient vains. Par contre, lui-même serait en mesure de les tirer tou(te)s, avec la terre entière et la mer elle-même jusqu'au ciel. Et d'enrouler la corde autour du sommet de l'Olympe en sorte que tout cela reste suspendu dans les airs. Avec ces paroles, il cherche à mettre un terme à la dispute entre les dieux, à propos de la guerre de Troie. Il n'empêchera pas que les hommes continuent à se battre, ni même que les dieux leurs prodiguent leurs conseils, mais il empêchera que ces derniers s'en mêlent trop directement (quelques transgressions), évitant par cela-même, que la guerre ne s'étende de la terre jusqu'à l'Olympe.
Ce passage a fait l'objet de nombreuses interprétations allégoriques.Platon voit dans la corde dorée une allégorie du Soleil (Théétète, 153 C). Aristote y trouve l'expression allusive, sous un voile mythique, de sa doctrine du moteur immobile (De animalium motione, 4. 699 b 32). Les Stoïciens voient dans la corde l'interdépendance des quatre éléments, ou la trajectoire des planètes (Héraclite, Allégories Homériques). Une perturbation de cet équilibre éternel peut conduire jusqu'au dessèchement (désertification) de la terre et provoquer l'incendie du monde (ekpyrôsis): "(...) et Zeus ne sera pas attiré vers le bas, mais les choses d'en bas s'élèveront par le triomphe du feu."(1) Cependant, l'expression Aurea Catena Homeri se trouve d'abord chez un écrivain et grammairien du IVe siècle de notre ère, Ambrosius Theodosius Macrobius. Au XIVe chapitre de son fameux Commentaire au Songe de Scipion de Cicéron, parlant des émanations successives, il explique qu'il y a une "connexion" ininterrompue, allant du Dieu suprême jusqu'à l'ultime fange (faecem) des choses, "et ceci est la chaîne dorée d'Homère que Dieu, nous dit-il, ordonna de pendre du ciel jusqu'à la terre."
A travers Macrobe et d'autres interprétations néoplatoniciennes du même genre (émanation de l'Un dans la diversité - l'idée qu'une chaîne d'or relie chaque être humain à son Dieu - allégorie de la prière), l'image est passée dans le Christianisme. Depuis la renaissance, l'interprétation de cette image s'est passablement ésotérisée, notamment à travers les écrits alchimiques et théosophiques, et au XXe siècle, on la retrouve notamment chez Carl Gustav Jung.

 

 

2. SYMBIOSE ET BIOSOPHIE (historique)

Le terme de symbiose est bien connu. Rappelons simplement qu'il a été créé en 1879 par H. A. de Bary, à propos de l'association d'un champignon et d'une algue dans l'organisme des lichens - cependant que dans le contexte humain, il a notamment servi à décrire la complémentarité millénaire entre l'homme et ses animaux domestiques.
Si le terme de symbiose a été repris dans des contextes très divers, celui de biosophie semble par contre avoir été rapidement oublié et supplanté par celui de biologie, apparu à la même époque que lui, c'est-à-dire vers 1800 (Burdach, Treviranus, Lamarck et Auguste Comte). Il convient donc d'en dire un peu plus sur l'origine de la biosophie.
En 1806, alors qu'il se trouve à Vienne, où il soignera notamment Beethoven, le médecin et philosophe suisse Ignace Paul Vital Troxler (1780-1866) termine un petit livre qu'il intitule Éléments de biosophie. Troxler s'appuie notamment sur la philosophie de la nature de Schelling, dont il était le disciple à Iena, de 1799 à 1803. (2) Citant Paracelse, il affirme notamment que la philosophie n'est rien d'autre que "la nature invisible": la connaissance de la nature est d'abord connaissance de soi, en tant que nature humaine, c'est-à-dire, anthroposophie. A propos de biosophie (ou "sagesse de la vie"), il explique que le problème de la vie est que cette dernière se manifeste distinctement dans le monde physique, tout en se dérobant à notre faculté de connaître: "la véritable signification (de la vie) n'est encore point du tout découverte, car la vie même n'était explorée que dans le clair-obscur de l'apparence et de l'être - alors qu'elle est l'inconnue (das Unbekannte), sans apparence ni être." (3)

 

 

3. SYMBIOSOPHIE

En reconsidérant tout d'abord les interprétations traditionnelles du mythe de la chaîne dorée, on s'aperçoit que certaines sont d'une grande actualité, voire même, qu'elles sont en quelque sorte toujours renouvelées par cette dernière. Il en va ainsi de l'allégorie stoïcienne de l'ekpyrôsis (incendie du monde). Mais aussi l'idée que les "Dieux" (en tant que personnification des forces élémentaires de la nature) ne devraient pas être mêlés aux disputes des hommes, se retrouve par exemple dans l'actuel consensus visant à interdire toute "prolifération" de Pluton(ium). De même, l'image d'un "Zeus" jouant le rôle de "l'adulte qui tente de mettre un terme à des querelles d'enfants" trouverait de nombreux exemples parmi es tragédies quotidiennes de notre époque. Cependant, l'interdépendance de toutes choses constitue sans doute le contenu allégorique essentiel de ce mythe. Ainsi qu'il est exprimé, par exemple, dans le contexte du Songe de Scipion - à savoir que "les hommes sont nés pour prendre soin de ce globe, que tu vois au milieu du temple, et qui est appelé terre". Et Macrobe de commenter à ce propos, que "l'univers (le monde) est appelé le temple de Dieu" (chapitre XIV, 2).
Il importe donc de prendre soin de la terre comme s'il s'agissait d'un temple dans lequel Dieu habite - et où l'homme se doit de vivre à la manière d'un dévot ou d'un prêtre. Le temple de Dieu, c'est évidemment aussi et d'abord notre corps, mais au même titre, c'est la terre sur laquelle il nous est donné de vivre.
Cette idée implique une certaine redéfinition, voire - sans remettre en cause sa transcendance - un déconfinement du sacré, qui, dans l'histoire de la philosophie, a souvent été âprement combattu. Cependant, le renversement du "rapport de force avec la nature" (qui faisait de celle-ci une entité hostile) est tel, que les normes éthiques du comportement de l'homme se doivent d'être réformées, peut-être même jusque dans certaines assertions fondamentales de la spiritualité. On peut dire que le contenu allégorique de la Catena aurea, en tant que "chaîne dorée des êtres", est essentiellement reliée à une définition élargie de la Symbiose.
A en croire certaines publications l'idée de symbiose n'a pas toujours bonne réputation. Il convient donc de réhabiliter ce terme, en tant que modus vivendi, et comme alternative à l'option antinomique de sympolémie: la symbiose devrait en effet être comprise comme un équilibre entre indépendance et mutualité. D'une certaine manière, cette nécessité est du reste déjà inscrite dans le mot "indépendance" (cause de nombreux conflits!). On constate en effet que dans "indépendance" il y a toujours "terre" sous-entendue: de par la terre que nous habitons, nous sommes en réalité tous in(ter)dépendants. Voilà pourquoi il importe de trouver un équilibre entre indépendance et mutualité. Dans la symbio-biosophie, une telle définition de la symbiose est associée à l'idée de biosophie, la réduplication de "vie" (bios) étant fusionnée en un seul mot.
Avec Paracelse, dont il s'est inspiré, l'auteur des Éléments de biosophie constitue sans doute l'une des figures les plus originales de l'histoire de la médecine. La question fondamentale qu'il soulève n'a en rien perdu de son actualité - mais comme le dit Goethe, "il sème aussi passablement de confusion dans les esprits". Il semble néanmoins - au risque de réintroduire une confusion peut-être féconde en nouvelles controverses - que l'idée de biosophie a quelques bonnes raisons de refaire surface. Notamment parce qu'elle induirait une acception plus souveraine de la bioéthique, qui ne se limite pas aux seules retombées morales et juridiques des biotechnologies, mais s'appliquerait, par exemple, à questionner l'ensemble du contexte socio-médico-industriel dont elles sont issues en regard des exigences fondamentales de la vie sur notre planète.
En réunissant les deux sous-concepts de symbiose et de biosophie, on en vient à dire en un seul mot ce qu'une philosophie contemporaine de la nature devrait être. Et en disant cela, on ne fait, il me semble, que donner un nom à une prise de conscience, qui de toute manière, est déjà en train de se faire. Par définition, une telle approche ne peut se réaliser que dans la convivialité, puisqu'elle s'intéresse à tout ce qui touche de près ou de loin à l'être humain, par extension - et non par opposition - aux trois règnes, animal, végétal et minéral de la nature, c'est-à-dire, aux maillons interdépendants de la "chaîne dorée des êtres". En faisant appel à des compétences si nombreuses et différentes, on ne saurait anticiper d'office un système. Voilà pourquoi la présente communication n'avait pour but que d'énoncer quelques éléments sur lesquels cette idée puisse reposer et, peut-être, se développer.

 

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Notes

(*) Ce texte a été publié dans Daniel Schulthess, ed., La Nature. Thèmes philosophiques, thèmes d'actualité, Actes du XXVe Congrès de l'Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, Lausanne 25-28 août 1994, Cahiers de la Revue de Théologie et Philosophie, n. 18, Lausanne1996, p. 296-300.



(1) Eustathii Commentarii ad Homeri Iliadem, Leipzig, 1828, p. 184. Cité d'après l'excellent ouvrage de Pierre Lévêque, Aurea Catena Homeri. Une étude sur l'allégorie grecque, Paris, Belles Lettres 1959, p. 17. On peut se demander, à ce propos, comment tel autre "historien des idées" a pu ignorer l'origine homérique de cette allégorie - alors même qu'Alexander Pope, auquel il attribue la formulation poétique de l'idée, s'est d'abord fait connaître, en 1720, par une traduction versifiée de l'Iliade!



(2) Durant cette période, il suit également les cours de Hegel, et rencontre la plupart des représentants de la littérature et de la philosophie allemande de l'époque. Ses notes de cours ont été récemment publiées par Klaus Düsing: Schellings und Hegels erste absolute Metaphysik (1801-1802). Zusammenfassende Vorlesungsnachschriften von I.P.V. Troxler, Köln, Jürgen Dinter 1988 (Bibliographie). Pour une succincte introduction à la vie de Troxler, cf. Peter Heusser, "Troxler und Paracelsus", in Nova Acta Paracelsica, Neue Folge 7, Berne (et al.), Peter Lang 1993, p. 127-144.



(3) I.P.V. Troxler, Elemente der Biosophie, s. l. 1807 (préfacé à Vienne, en décembre 1806)

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